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Les News de Seb Seb
11 février 2016

Le nouveau taylorisme digital

Frederick Taylor fut le gourou du management le plus influent du début du XXe?siècle. Ses “principes d’organisation scientifique du travail” furent le premier succès du management. Il comptait parmi ses admirateurs Henry Ford, qui appliqua beaucoup de ses idées dans son immense usine de voitures de Rouge River, et Lénine, qui considérait l’organisation scientifique du travail comme l’un des piliers du socialisme. L’attrait de Frederick Taylor résidait dans sa promesse que l’organisation du travail pouvait être une science, et les travailleurs les rouages d’une machine industrielle. La meilleure façon de stimuler la productivité, selon lui, était d’adopter trois règles?: fractionner les emplois complexes en des tâches plus simples, mesurer tout ce que font les travailleurs, donner des bonus à ceux qui avaient les meilleures performances et renvoyer les fainéants. “La meilleure façon de stimuler la productivité, selon lui, fractionner les emplois complexes en des tâches plus simples, mesurer tout ce que font les travailleurs, donner des bonus à ceux qui avaient les meilleures performances” La gestion scientifique a provoqué un retour de bâton. Aldous Huxley en a fait une satire dans ‘Le meilleur des mondes’ (1932), tout comme Charlie Chaplin dans ‘Les temps modernes’ (1936). Une école concurrente d’organisation du travail démontre que les travailleurs sont plus productifs s’ils sont traités comme des êtres humains. Mais d’après le récent article du ‘New York Times’ concernant Amazon, il semblerait que le taylorisme est en plein essor. L’article prétendait que le magasin en ligne utilise des techniques tayloristes classiques pour atteindre l’efficacité?: les employés sont constamment surveillés, et ceux qui n’atteignent pas les objectifs sont impitoyablement éliminés, malgré les tragédies personnelles. Le patron d’Amazon, Jeff Bezos, a dit qu’il ne reconnaissait pas la société décrite dans l’article. Néanmoins, celui-ci a provoqué un déferlement de réactions?: plus de 5?800 commentaires en ligne – un record pour le site –, et un nombre incroyablement élevé de commentateurs affirmant que leur employeur avait adopté des méthodes semblables. Loin d’être une aberration, il semblerait qu’Amazon est l’incarnation d’une nouvelle tendance, le taylorisme numérique. Cette nouvelle version de la théorie de Taylor commence avec ses trois principes de base d’une bonne gestion, mais les surcharge de technologie numérique et les applique à un éventail beaucoup plus large d’employés. Aux ouvriers de l’industrie s’ajoutent désormais les travailleurs des services, les travailleurs intellectuels et les gestionnaires eux-mêmes. Dans le monde de Taylor, les gestionnaires étaient les seigneurs de la création. Dans le monde numérique, ils sont de simples gadgets dans l’ordinateur de l’entreprise géante. La technologie permet l’application de la division du travail à un éventail beaucoup plus large d’emplois?: des entreprises comme Upwork (anciennement oDesk) se spécialisent ainsi dans le saucissonnage du travail de bureau en tâches routinières avant de les sous-traiter à des indépendants. La technologie permet également d’étudier le temps et les mouvements sous de nouveaux angles. Plusieurs entreprises, parmi lesquelles Workday et Salesforce, fabriquent des logiciels d’évaluation par les pairs qui font d’un rituel annuel un processus sans fin. Alex Pentland du Massachusetts Institute of Technology a inventé un badge “sociométrique”, porté autour du cou, qui mesure des choses comme le ton de votre voix, vos gestes et la propension à parler ou écouter. “La technologie permet l’application de la division du travail à un éventail beaucoup plus large d’emplois” Turner Construction utilise des drones pour surveiller l’avancement des travaux dans un stade qu’il construit en Californie. Motorola fabrique des terminaux qui s’attachent aux bras des ouvriers dans les entrepôts pour les aider à être plus efficaces, mais qui pourraient également servir à les surveiller. Alors que le management au chronomètre conquiert de nouveaux territoires, la rémunération aux résultats aussi. Plus les entreprises dépendent de la matière grise de leurs employés, plus elles cherchent à récompenser les meilleurs avec des salaires élevés et des stock-options. “Un tourneur doué gagne plusieurs fois le salaire d’un tourneur moyen” souligne Bill Gates, “mais un grand codeur gagne 10?000 fois le salaire d’un codeur moyen”. De nombreuses entreprises, comme Amazon, appliquent aussi la même logique darwinienne à leurs plus mauvais éléments dans le cadre d’un processus appelé “rank and yank” [évaluer et trier, ndt]?: la productivité des employés est régulièrement classée et les derniers sont éliminés. Les réactions à l’article du ‘New York Times’ montrent que le taylorisme numérique est tout aussi impopulaire que son prédécesseur au chronomètre. Les critiques font quelques remarques importantes. “Morceler” les emplois intellectuels limite la capacité d’une personne à utiliser son expertise créative, affirment-ils. Tout mesurer enlève aux emplois leur plaisir. Pousser les gens dans leurs limites institutionnalise le “burn and churn”. Les constantes évaluations par les pairs encouragent les attaques sournoises. En effet, certaines entreprises qui classaient leur personnel, comme Microsoft, General Electric et Accenture, ont conclu que c’est contre-productif, et ont abandonné la pratique. La progression des technologies peut aller dans les deux sens. L’essor des machines intelligentes pourrait bien rendre le taylorisme obsolète à long terme?: pourquoi faire des travailleurs des machines quand les machines peuvent faire de plus en plus?? La prolifération des sites comme Glassdoor, qui permettent aux employés de noter leurs lieux de travail, pourrait signifier que les entreprises qui traitent leurs travailleurs comme de simples “logiciels humains” perdront la guerre en même temps que les qualités et compétences qui ne peuvent être mécanisées. Et les badges sociométriques de M. Pentland ont eu des résultats contre-intuitifs?: par exemple, dans une étude portant sur 80 employés d’un centre d’appels de Bank of America, il a constaté que les équipes qui réussissent le mieux sont celles qui faisaient ce que leur manager leur interdisait?: bavarder. “L’essor des machines intelligentes pourrait bien rendre le taylorisme obsolète à long terme?: pourquoi faire des travailleurs des machines quand les machines peuvent faire de plus en plus?? ” Même ainsi, le taylorisme digital promet d’être plus puissant que son prédécesseur analogique. Car il est adopté par les entreprises technologiques de premier plan qui donnent le ton. Google, qui recrute plusieurs milliers de personnes par an parmi quelque 3?millions de candidats, classe constamment ses employés sur une échelle de cinq points. Les investisseurs semblent apprécier le taylorisme?: l’action d’Amazon a grimpé suite à l’article du NYTimes. Les avancées technologiques produisent des moyens de plus en plus sophistiqués de mesurer et de surveiller les ressources humaines. Et les managers tayloristes manient le bâton et la carotte?: “Les Amabots” d’Amazon, comme ils se nomment, semblent heureux d’accepter le micromanagement s’ils ont de bons bonus à la fin de l’année. L’axiome le plus fondamental en management est “ce qui est mesuré est géré”. Donc, plus la technologie de mesure avancera, plus nous remettront le pouvoir aux successeurs de Frédéric Taylor.

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